Les attentats terroristes en France depuis 1995 : un drame post-colonial

Eric Macé

Les attentats terroristes réalisés au nom d’Al-Qaïda en France en janvier 2015 peuvent se lire comme un drame postcolonial. Un drame d’abord au sens du choc de la violence et de la douleur que recèle cette notion. Mais aussi d’un point de vue plus analytique en opposition à la notion de tragédie. Tandis que la tragédie déroule le déterminisme surplombant de ses mécanismes divins, idéologiques ou matérialistes, le drame est pensé à l’inverse comme le produit d’un ensemble contingent de relations, d’actions et d’expériences qui auraient pu ne pas conduire à cette issue. Cette dimension dramatique nous invite ainsi à réfléchir à la « fabrique relationnelle » de ce type d’événement, c’est-à-dire non pas à ce qui l’aurait rendu nécessaire mais plutôt à ce qui l’a rendu possible – et ceci tant à l’échelle historique et géo-politique qu’à l’échelle subjective des individus. De même, la notion de « postcolonial » ne doit pas être confondue avec la notion de continuité coloniale ou, ce qui revient au même, avec le terme de « néocolonial ». Si les mots ont un sens, un rapport colonial suppose qu’il existe des colonisés et des colonisateurs. Ne serait-ce que d’un point de vue chronologique, cela n’est plus le cas dans le monde – y compris entre Israël et la Palestine où il s’agit plutôt d’une ségrégation punitive (par enfermement à Gaza ; par annexion partielle et par occupation en Cisjordanie). Il faut plutôt entendre le postcolonial comme l’ensemble des rapports de pouvoir contemporains qui sont la conséquence de la colonisation et de la décolonisation (Hall 2007), et tout particulièrement, dans le cas présent, s’agissant des relations entre les pays occidentaux et les pays du Moyen-Orient et du Maghreb. Plus généralement, ce rapport postcolonial est constitutif de la cosmopolitisation du monde, c’est-à-dire des liens d’interdépendance « glocalisés » de la seconde modernité (Beck 2004) : il n’y a plus « d’extérieur » au monde de la seconde modernité qui puisse échapper aux effets en retour des actions et des rapports sociaux mondialisés (Beck 2002). A partir de là, il me semble possible de lire les attentats en France commandités par le GIA en 1995 et les attentats en lien avec Al-Qaïda commis en 2012 et 2015 comme le produit de la rencontre dramatique entre deux logiques d’action postcoloniale. D’un côté, les logiques qui conduisent à la fabrique d’un djihadisme révolutionnaire au Moyen-Orient et au Maghreb. D’un autre côté les logiques qui conduisent aux « carrières » sociale et subjective (au sens de Becker 1985) d’une ultra-minorité de descendant.e.s français.e.s de migrant.e.s postcoloniaux, devenus djihadistes dans et contre leur propre pays.

La fabrique postcoloniale du djihadisme révolutionnaire dans les sociétés à majorité musulmane

La principale conséquence de la colonisation et de la décolonisation des sociétés arabes a été l’instauration de régimes modernisateurs nationalistes autoritaires, ploutocratiques et/ou oligarchiques, alliés à l’Occident (qui défend ainsi ses intérêts énergétiques). A la suite des anciens colonisateurs, ces régimes autoritaires exercent leur pouvoir à la fois en empêchant la constitution d’une société civile considérée comme dangereuse par ses prétentions à plus de démocratie par les classes moyennes et en réprimant brutalement toute forme d’islam politique, seul véritable canalisateur potentiel d’opposition populaire à ces régimes autoritaires, ne laissant ainsi à cet islam politique aucun espace de déploiement modernisateur et démocratique. Après l’échec des guerres arabes contre Israël, ces régimes ont de fait délaissé la cause palestinienne, entérinant par défaut, tout comme les nations occidentales, la politique du fait accompli de l’Etat d’Israël. On peut lire la révolution islamique en Iran en 1979 comme le produit réussit de la résistance politique et idéologique, dans le monde chiite, à cette alliance entre ces régimes autoritaires du Moyen-Orient et l’Occident. Parallèlement, dans le monde sunnite, l’émergence de cette mouvance révolutionnaire et militarisée qu’est le djihadisme néo-islamique fondé par Al-Qaïda dès 1987, a pour adversaires à la fois ces régimes modernisateurs autoritaires et leurs alliés occidentaux (l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis en premier lieu, c’est vrai aussi pour l’Egypte) ou leurs alliés iraniens chiites (Syrie). Dans les deux cas, la cause de ces mouvements est nourrie (il ne manque pas pour cela « d’entrepreneur de morale » au sens de Howard Becker) par un profond ressentiment arabe et musulman, lui-même cultivé par un antisionisme antisémite anti-israélien qu’alimente chaque durcissement répressif d’Israël. C’est en combinant les objectifs proches (renverser les régimes locaux) et les objectifs lointains (frapper les soutiens occidentaux) que ce djihadisme révolutionnaire s’est lancé dans une « guerre asymétrique » du faible aux forts héritée des guerres de libération anticoloniales (Chaliand 2008), (notamment en Algérie contre les Français et en Afghanistan contre les Soviétiques) et théorisée comme une « guerre des civilisations » transnationales motivée par une revanche historique à l’échelle millénariste d’une idéologie religieuse néo-islamique. Symétriquement, le « printemps arabe » de 2011 peut se lire comme la version démocratique, plutôt portée par les jeunes culturellement plus cosmopolitisés, de la révolte contre cet ordre postcolonial autoritaire issu de la décolonisation. Désormais, l’offensive du djihadisme menaçant le statu quo postcolonial, les Etats-Unis, accompagnés en cela par les autres pays occidentaux, ont accepté les termes de la « guerre de civilisation » en la rebaptisant « guerre contre le terrorisme » – une politique elle-même héritée des techniques coloniales souvent terroristes de contre-terrorisme et de contre-insurrection (Scahill 2014). Cela a conduit à deux effets. D’un côté le renforcement des régimes autoritaires dans leur lutte contre l’islam politique quitte à liquider, dans la foulée, la société civile des « printemps arabes » (Egypte). D’un autre côté, la remise au goût du jour d’un « état de guerre » de toute puissance en Afghanistan et en Irak. Avec en conséquence la production d’un chaos militaire, économique, ethno-religieux et idéologique coûteux en vies humaines civiles, propice en cela au renforcement de ce qui devait être combattu et dont l’émergence de l’Etat islamique est le résultat direct (Shaw 2005). Les luttes anticoloniales avaient pour objectif politique de rétablir une symétrie de reconnaissance contre la mise en asymétrie coloniale. Dorénavant, le djihadisme révolutionnaire et la guerre contre le terrorisme radicalisent les tensions en opposant à la mise en asymétrie postcoloniale des occidentaux (Butler 2010) une mise en asymétrie djihadiste réciproque. Dans les deux cas, la vie des « autres » – celle des populations « terroristes » d’un côté et celle des occidentaux et de leurs alliés de l’autre – ne vaut rien dans une guerre sans plus de limites spatiales, temporelles, juridiques et techniques. On observe d’ailleurs cette radicalisation dans le conflit paradigmatique entre Israël et les palestiniens : longtemps lutte nationaliste anticoloniale classique contre l’emprise de l’Etat d’Israël sur Gaza et la Cisjordanie dont l’ONU devait être l’arbitre, le conflit glisse de plus en plus, sans réaction occidentale, vers une « guerre des civilisations » entre l’extrémisme ethno-religieux raciste en Israël sous couvert d’une politique du « moindre mal » armé par le droit et l’avantage technologique (Weizman 2011) et l’extrémisme ethno-religieux antisémite et anti-occidental en Palestine. D’une façon générale – et sans qu’on puisse ici définir aisément les pistes de « solutions » à ces glissements – on observe bien une coproduction du djihadisme révolutionnaire dans les manières de définir l’ordre géopolitique postcolonial entre les sociétés du Moyen-Orient et l’Occident, le djihadisme se présentant comme l’un des effets en retour cosmopolitisé des relations entre l’Occident et le Moyen-Orient[1].

Trajectoires sociales et subjectives de jeunes Français descendants de migrant.e.s postcoloniaux devenus djihadistes

L’autre côté de cette rencontre dramatique est celui de la fabrique par la société française, non pas des pratiques djihadistes elles-mêmes, mais des conditions de leur apparition. En effet, si presque aucun jeune Français descendant de migrant postcolonial ne devient djihadiste, ceux qui le deviennent partagent une même expérience sociale que la plupart des autres. Tout d’abord, une expérience sociale au sein d’une société française qui est dure avec les jeunes des milieux populaires et qui favorise moins l’intégration que la « désintégration » sociale : une concentration de la pauvreté dans certains quartiers, une école élitiste qui sélectionne par l’échec, une précarisation longue de l’entrée dans l’emploi, une ghettoïsation culturelle et subjective conduisant à la production de subcultures marginalisées (Lapeyronnie 2008). De plus, pour les descendants de migrant.e.s postcoloniaux, l’expérience, sinon du racisme, de la stigmatisation et de la discrimination, du moins le soupçon d’en être potentiellement la cible à tout moment. Tandis que cette expérience est vécue par eux comme un « problème » pour mener une vie normale, il leur semble que la plupart des représentations médiatiques et politiques font comme si c’était eux le « problème » en tant que descendant de migrant.e.s, en tant musulman, en tant que personne même (Dubet et al. 2013). Cette expérience commune peut conduire pour certains à un profond sentiment de domination pouvant alimenter ce que François Dubet désignait dès les années 1980 comme une «  rage » populaire ne disposant plus des supports politiques des anciennes formes ouvrières de résistance (Dubet 1987). Une « rage » alimentant alors, tout au long d’une « carrière » sociale et subjective faite d’étapes – qui pourraient être réversibles – vers une culture du ressentiment et de décompensation narcissique (souvent sur fond de vie familiale et affective compliquée : carence affective, violence, abandon). Dès lors, s’ouvrent pour certains de nombreuses possibilités de transgressions des normes de la vie et de la mort en fonction de l’arrimage culturel et politique de cette « carrière » et de ses « bénéfices » en terme de subjectivation (Khoroskhavar 2014) : ce qui peut s’exprimer sous forme d’accès de violence rageuse incontrôlable confinant à la folie, et/ou de délinquance et criminalité, et/ou de néo-fondamentalisme musulman sectaire, et/ou de radicalisme politico-religieux néo-musulman anti-occidental associé à un antisémitisme confondu avec l’antisionisme.

Les rencontres entre des subjectivités qui pensent pouvoir mieux réussir leur mort que leur vie et les logiques du djihadisme ne sont pas nécessaires et restent ulta-minoritaires car il existe, à l’inverse, plein de bonnes raisons, pour l’ensemble de ceux qui partagent ce type d’expérience sociale, de ne pas devenir djihadiste et d’aspirer à une vie « normale ». Mais ces subjectivités « disponibles » sont au centre des préoccupations stratégiques du djihadisme qui sait déployer depuis longtemps des techniques classiques ou nouvelles d’enrôlement, de recrutement, de formation et de soutien à l’action terroriste – le plus souvent suicidaire. Comme on le sait très bien depuis l’enrôlement dans le terrorisme de Khaled Khelkal par le GIA qui projetait de faire pression sur la France pendant la guerre civile algérienne des années 1990[2] jusqu’à l’enrôlement de Mohamed Merah puis des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly par les filiales d’Al-Qaïda – en attendant les effets des formes « connectées » d’enrôlement de l’Etat islamique.

D’une coproduction l’autre

On l’a bien compris, la « guerre contre le terrorisme » et la sacralisation quasi-religieuse des « valeurs de la République » comme réponse à la « guerre des civilisations » est moins une solution qu’une partie du problème posé par le djihadisme et ses capacités d’enrôlement. Le constat est en effet contrasté. D’un côté, toutes les « bonnes raisons » sont réunies pour que le djihadisme existe et continue de recruter. D’un autre côté cet engagement dans le djihadisme mortifère reste minoritaire, de sorte que c’est chaque étape de ces logiques et de ces carrières qui pourraient constituer autant d’empêchement du djihadisme par la coproduction d’une postcolonialité moins injuste. Pour cela, on pourrait imaginer, d’un côté, des politiques de transition démocratiques et redistributives comme en Tunisie qui verraient, y compris en Palestine, au Nigéria, au Mali, etc…, l’avènement d’une société civile empêcher la « solution » djihadiste – un programme cependant si vaste et si réformiste qu’on peut comprendre que la « solution » de la « guerre au terrorisme » l’emporte le plus souvent. D’un autre côté, il faudrait penser un travail « d’empêchement » de ces carrières djihadistes via des politiques sérieuses relatives à l’exclusion scolaire et urbaine, à la stigmatisation et aux discriminations – c’est-à-dire un programme réformiste à toutes les étapes qui serait inspiré de la notion républicaine de « fraternité » contrecarrant les logiques de « préférence pour les inégalités » comme c’est le cas en France (Dubet 2014). Et ceci avant que le principal effet collatéral – sinon le but stratégique – du terrorisme djihadiste n’advienne en France et partout en Occident : l’importation de la « guerre des civilisations » au sein même de la société française, avec pour conséquence la ruine de la société civile et de la démocratie par l’action conjuguée des radicaux djihadiste, des radicaux ethno-nationalistes d’extrême droite et des radicaux « républicains » prêts à en appeler à la violence d’Etat.

Notes de fin

Auteurs

Eric Macé est sociologue

eric.mace@u-bordeaux.fr

Références bibliographiques

Beck Ulrich (2002), The Terrorist Threat: World Risk Society Revisited, Theory, Culture & Society, 19: 39-55.

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Becker Howard (1985), Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié.

Butler Judith (2010), Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones.

Chaliand Gérard (2008), Les guerres irrégulières: XXe-XXIe siècle. Guérillas et terrorismes, Paris, Gallimard-Folio.

Dubet François (1987), La galère. Jeunes en survie, Paris, Fayard.

Dubet François (2014), La préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Paris, Seuil.

Dubet François, Cousin Olivier, Macé Eric, Rui Sandrine (2013), Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations, Paris, Seuil.

Khosrokhavar Farhad (2014), Radicalisation, Paris, éditions de la MSH.

Lapeyronnie Didier (2008), Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont.

Macé Eric (1997), Service public et banlieues populaires : une coproduction de l’insécurité. Le cas du réseau bus de la RATP, Sociologie du Travail, n° 4 (473-498)

Scahill Jeremy (2014), Dirty wars. Le nouvel art de la guerre, Québec, Les éditeurs.

Shaw Martin (2005), The new western way of war. Risk-transfer and its crisis in Iraq, Cambridge, Polity Press.

Stuart Hall (2007), Quand commence le “postcolonial” ? Penser la limite. in Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies, Paris, Éditions Amsterdam.

Weizman Eyal (2011), The least of all possible evils. Humanitarian violence from Arendt to Gaza, London, Verso.